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Vous êtes la foule


J'ai déjà traduit quelques articles de David Cain, qui présente quelques leçons de vie à partir des expériences du quotidien (comme par exemple mieux gérer ses émotions ou vivre les choses en pleine conscience) ou se lancer des défis (comme de ranger sa maison, 1ère et 2ème partie).

L'expérience cette fois-ci consiste à considérer la foule autrement, ce qui peut être utile à tous ceux qui fréquentent ou habitent les grandes villes.


Vous n'êtes pas au milieu de la foule, vous êtes la foule

Par David Cain
Traduit par Hélios

J'ai eu pendant presque dix ans un boulot qui nécessitait des déplacements incessants. Je traversais la ville par tous les itinéraires possibles, souvent pressé par le temps. Le thème de l'une des innombrables émissions de radio que j'absorbais durant cette période s'orienta un jour sur la gestion de la circulation aux heures de pointe. Quelqu'un présenta pendant le débat un concept nouveau :
"Vous n'êtes pas coincé dans le trafic, vous êtes le trafic".
J'étais par chance dans des embouteillages à ce moment-là, ce qui m'a donné tout le temps de réfléchir à cette idée.

Nous avons tendance à considérer le "trafic" comme synonyme d'un "tas de voitures en travers de notre chemin". Vous tentez d'aller quelque part pour vous acquitter de vos responsabilités. D'autres personnes ont des intérêts opposés, perpendiculaires et c'est ce qui vous ralentit. Il y a vous et il y a le trafic – le trafic étant l'obstacle.

Aussi évident que cela semble a posteriori, je n'avais guère considéré ma propre voiture comme l'autre voiture anonyme, celle que voient toujours les autres. Ce n'est jamais qu'une voiture qui encombre, mais ce n'est pas la mienne. Et c'est un fait essentiel pour comprendre ce qu'est le problème quotidien du trafic – nous essayons tous de rentrer à la maison et tous nous encombrons le passage.


Quand je suis assez chanceux pour me souvenir que je me situe sur les deux côtés du problème, l'expérience des heures de pointe se transforme. Cela part d'une compétition perdant-gagnant en se dirigeant vers une lutte en commun.

S'il n'y a pas de sentiment de désaccord avec les autres conducteurs, une bonne part du désagrément de l'expérience est supprimée. Sans indignation ni compétition, il reste de la place pour une émotion beaucoup plus utile dans les encombrements : la sympathie.

Ironiquement, il est bien plus valorisant de songer à minimiser son impact sur les autres qu'à se préoccuper de la manière dont les autres devraient minimiser leur impact sur vous. J'ai découvert que tout en n'ayant aucun pouvoir pour faire avancer les autres voitures, j'avais celui d'améliorer le vécu des autres, tout du moins en partie : je pouvais laisser passer les gens, avancer de quelques centimètres pour permettre à quelqu'un de tourner à droite et montrer par ailleurs à mes compagnons-créateurs de trafic que je me souciais de la façon dont les choses se passaient pour eux. Je pouvais offrir aux autres ce que je ne pouvais me faire offrir par eux.

Quand on sait que les parties en présence sont tout autant les créateurs que les victimes du fléau des embouteillages, la patience et la compréhension envers les autres membres de la foule deviennent une réponse naturelle et améliorent grandement l'expérience.

Ce qui change ici, ce n'est pas la situation en elle-même, c'est l'état d'esprit – le passage du moi-contre-eux aunous. Toute personne présente dans un embouteillage donné defin d'après-midi a le même but et le même adversaire – pas les autres véhicules, mais plutôt ce phénomène impersonnel non blâmable qui se produit quand plusieurs personnes partagent le désir complètement raisonnable de rentrer à la maison.

Le trafic n'est malgré tout pas la seule forme de foule. Je tente de me rappeler de cultiver ce sentiment du "nous" (on pourrait le nommer "conscience-du-nous") toutes les fois où je remarque mon propre agacement face aux files interminables, aux bus bondés, aux guichets fermés, à l'équipement occupé dans la salle de gym ou aux casiers à bagages débordants dans l'avion. Tout va bien et doit l'être parce que dans notre cheminement nous jouons constamment le rôle de "l'autre" pour les autres. S'il est juste de vouloir ceci et de l'obtenir parfois, il est juste que les autres le veuillent et l'obtiennent parfois. Alors pourquoi cet agacement ?

Pour ma part, il n'existe aucun inconvénient à cet état d'esprit du "nous". Elle enlève beaucoup au désagrément de devoir se confronter à la foule, sans ajouter aucun travail supplémentaire, en dehors de celui de s'imaginer comme l'autre pour ces autres.

Il est pourtant aisé d'oublier cette opportunité et de retomber dans une relation avec la foule comme adversaire. Je l'oublie constamment, surtout au volant, et il est possible que le sentiment du moi-contre-eux occupera toujours la première place dans mon esprit quand je me retrouve aux prises avec la foule. Mais dès que je pense à me voir comme un élément indifférencié de cette foule, il est clair que cet état d'esprit est meilleur pour tout le monde.

Ce moment d'oubli débute toujours par la pensée d'être quelque part différent, moralement parlant, du reste de la foule. Ce gars n'a pas signalé qu'il tournait. Je le fais toujours. Cette voiture aurait pu mettre son clignotant – je l'aurais fait plus vite. Je fais toujours attention aux casiers à bagage.

Nous différons souvent dans notre manière de tendre vers ce que nous voulons, et celle des autres nous irrite très facilement. Chacun de nous a des idées bien arrêtées sur la façon correcte de changer de direction, de commander un sandwich, de disposer les courses sur le tapis roulant, de se faufiler dans la foule d'un concert et de faire une marche arrière sur un parking, en oubliant fréquemment que nous sommes peut-être à cet instant-là, "l'autre personne" qui empoisonne les autres.

Quand vous interprétez ces différences de comportement comme des points marquants de discorde, vous perdez le bénéfice de cette conscience-du-nous, parce que vous perdez de vue le point le plus important, qui est d'être leur semblable. Après tout, une foule n'est qu'un rassemblement de gens qui sont là avec la même idée en tête que vous.

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